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Les généalogistes disent souvent qu’on descend tous d’un roi et d’un pendu …. Pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé de roi, mais je viens de trouver un bagnard, pas dans mon ascendance directe, mais un cousinage pas très lointain, puisqu’il s’agit d’Antoine Tudesque, le cousin germain de mon arrière grand père.
L’environnement familial
Paolo Marchese et Angela Pittaluga quittent Gênes et arrivent en Algérie entre 1836 et 1846. Il y a longtemps que les Gênois viennent pêcher sur les côtes algériennes et l’Algérie est une terre traditionnelle d’émigration pour les Gênois. Les quatre – ou cinq ? – enfants que je leur connais sont tous eux aussi nés dans la banlieue de Gênes, à Genova Rivarolo. Pourquoi cette hésitation sur le nombre d’enfants que j’ai retrouvés ? Relisez donc l’histoire d’Anna Marchese, cette jeune fille dont je ne sais si elle est une jumelle d’Anna Maria Marchese, ou si elle a usurpé une identité.
Anna Maria Marchese – la soeur dont je suis sûre de l’identité – se marie à 15 ans avec François Todeschini, maçon. Ses parents sont présents au mariage, et son beau-frère, Francesco Risso, le mari de sa soeur ainée Marie Emmanuelle – mes arrières arrières grands parents – est son témoin. Trois enfants viennent au monde à Alger ou dans sa banlieue : Paul Antoine, né à Kouba en 1852, mort à Alger en 1854, Angélique, née à Alger en 1854 et Jean Angelo, né en 1856 à l’hopital de Mustapha, celui qui va plus tard prendre à son service la petite Thérèse Sellès, et dont je vous ai conté l’histoire. Entre la naissance de Jean, à Mustapha, et celle de Pauline, la seconde fille, en 1863 à Bône, il s’est probablement passé un événement important dans la famille, puisque les trois derniers enfants qui naissent officiellement du couple, Pauline en 1863, Antoine en 1866 et Baptistin en 1869, naissent à Bône, et que sur l’acte de naissance de chacun des trois, le père est « momentanément absent ». Qui plus est, François Todeschini, le père, meurt le 11 décembre 1868 à l’hôpital Mustapha, à Alger, alors que son dernier fils, Baptistin, nait le 7 novembre 1869 à Bône …. J’imagine que le père biologique n’est pas celui indiqué sur l’acte de naissance ….
Angélique, la fille ainée, est partie avec sa mère à Bône, alors que Jean semble être resté avec son père, à Alger ….
Anne Marie Marchese, la soeur de mon arrière arrière grand mère, vit donc à Bône, j’ignore avec qui, à partir de 1862-1863 environ. Elle meurt très jeune, à l’âge de 46 ans, à l’hôpital civil de Bône, le 24 décembre 1880. Elle laisse à sa mort quatre enfants dans la région de Bône : Angélique, 26 ans, qui vit maritalement avec Effision Augustin Podda, un maçon de 27 ans, avec lequel elle a un fils; Pauline, 17 ans, couturière ; Antoine, 14 ans ; Baptistin, 11 ans. La lecture des actes d’état civil de la famille de Pauline m’indique que les deux soeurs semblent proches, puisqu’Augustin Podda est témoin au mariage de Pauline en 1886 et lors de la naissance de deux de ses enfants. Je n’ai trouvé pour l’instant aucun renseignement sur le sort de Baptistin enfant, est ‘il resté avec sa soeur ainée ou est il parti en orphelinat ? Mais il va devenir peintre en bâtiment, se marier, avoir des enfants, dont une fille dont la descendance est désormais américaine.
Quant à Antoine, c’est avant même le décès de sa mère que ses ennuis avec la justice ont commencé.
La relégation à l’Ile-Nou
Selon son acte de naissance, Antoine, dont le patronyme de Todeschini a été francisé en Tudesque, vient au monde le 13 juin 1866 à 11 heures du matin, au domicile de sa mère, rue Kleber à Bône, où il est mis au monde par la sage femme, Charlotte Marullaz, qui va ensuite le déclarer. Le père, François Tudesque, 50 ans, maçon, est indiqué comme absent …. Les témoins sont semble t’il deux voisins. J’ai évidemment vérifié si je retrouvais leurs noms dans d’autres actes concernant la famille, mais aucun des deux ne réapparait officiellement. Rien ne me permet de croire que l’un des deux pourrait donc être le père biologique d’Antoine.
Je n’ai pas trouvé pour l’instant comment accéder au dossier judiciaire en Algérie d’Antoine, si même il existe encore. C’est à partir d’un « extrait de la matricule générale de la transportation », obtenu auprès des ANOM, que j’ai reconstitué son parcours.
La première condamnation d’Antoine intervient donc le 5 octobre 1876.
Il a eu 10 ans le 13 juin précédent, il vit probablement encore chez sa mère, avec ses frère et soeurs Angelina, Pauline et Baptistin. Rien dans l’histoire personnelle que j’ai pu retrouver à ce jour ne laisse penser que les enfants ne sont plus pris en charge, même pauvrement, par leur mère. D’ailleurs, les trois frères et soeurs vont avoir une vie d’adulte quasi normale, se marier ou vivre en couple, avoir des enfants. Qu’arrive t’il à Antoine pour être envoyé en détention jusqu’à ses 18 ans ? A t’il commis de menus larcins ? S’est il enfui de chez lui et vit il en vagabond ? Le délit qu’il a commis est probablement sanctionné en application de l’article 66 du Code pénal de 1810, qui pose le principe suivant : « Lorsque l’accusé aura moins de seize ans, s’il est décidé qu’il a agi sans discernement, il sera acquitté; mais il sera, selon les circonstances, remis à ses parents, ou conduit dans une maison de correction pour y être élevé et détenu pendant tel nombre d’années que le jugement déterminera, et qui toutefois ne pourra excéder l’époque où il aura accompli sa vingtième année ».
Antoine sort probablement de la maison de correction où il a été enfermé lorsqu’il a 18 ans, vers 1884. Sa mère est morte, ses deux soeurs en couple ont probablement d’autres soucis que celui de prendre en charge leur jeune frère. Et Antoine a priori replonge dans la délinquance, il récidive, probablement plusieurs fois, de petits délits probablement, et le 4 avril 1887 il est condamné par la cour d’assises de Bône à 5 ans de travaux forcés pour vol qualifié. Il rejoint la cohorte de ceux qu’on appelle les Relégués, des récidivistes ayant commis de petites infractions, de petits délits, qu’on envoie au loin pour ne plus avoir sous les yeux le spectacle de leur « décadence » morale. Quand il aura purgé sa peine de 5 ans, il restera en Nouvelle Calédonie, et participera à la « colonisation » de l’ile. La rélégation frappe de façon forte tous les marginaux de la 3ème République. Antoine fait probablement partie de ces marginaux, qu’on envoie au loin …..
Antoine est transféré en Nouvelle Calédonie par le 61ème convoi, sur le Magellan, bateau prison qui fait le trajet entre Saint-Martin-de-Ré ou Toulon et Nouméa.
Il arrive à Nouméa le 4 mars 1888, et va purger sa peine au bagne sur l’Ile Nou jusqu’en 1892, sous le matricule 17636. Son dossier indique que pendant ces 5 ans il a passé 24 nuits en prison, ce qui n’en fait ni un ange absolu, ni un dangereux rebelle.
Il est libéré le 8 avril 1892, sous le matricule 8246. Puis 5 ans plus tard, le 8 avril 1897, il est « libéré de 4e section ». Il occupe alors un emploi de charcutier. Va t’il se marier, obtenir d’ici quelques années une concession, avoir une descendance en Nouvelle Calédonie ?
La récidive, fin d’une triste histoire
Au printemps 1908, Antoine fréquente régulièrement la famille Debelle. Louis Debelle, le père, est charpentier, réhabilité. Il vit avec Hortense Hubertine Varin, « femme relevée de la délégation », avec laquelle il a deux enfants qu’il a reconnus : Gabriel, né en avril 1901 à l’ile des Pins, et Marie-Louise Rose Angèle Debelle, née à Nouméa le 16 mars 1903. Bien que les parents ne soient pas mariés, les deux enfants ont été reconnus par leur père. Antoine est probablement proche de la famille, puisque la petite Rose parle de lui sous l’appellation » Papa Antoine ».
Mais un jour, la petite Marie accuse Antoine de viol. « Papa Antoine m’a pris sur lui et m’a mis sa quequette dans [sa] petite matrice », déclare la petite fille lors de l’instruction. Lors du procès criminel qui suit, la petite fille reste muette. Antoine est atteint de blennoragie, la petite Marie aussi … Le cas est vite jugé, Antoine est condamné à nouveau, pour viol cette fois ci, à 20 ans de travaux forcés, sous le matricule 21850, et il est écroué le 28 novembre 1908 à l’Ile-Nou.
Son dossier lors de cette nouvelle condamnation brosse un nouveau portrait, peu flatteur, d’Antoine. Il est décrit comme « de moralité perverse ». Ses tatouages, nombreux, sont décrits en détail. Il a 42 ans, il est en Nouvelle-Calédonie depuis 21 ans, il a passé la plus grande partie de sa vie en détention.
Mais cette fois-ci, il trouve son sort injuste. Il déclare qu’il est innocent du crime dont on l’accuse, qu’il s’agit d’un coup monté, et étonnemment un avocat de Nouméa entend sa version des faits et monte un dossier en révision. Le 26 juillet 1909, une lettre est envoyée au Ministère de la Justice.
Ile Nou le 26 Juillet 1909
Le condamné 21850 Tudesque Antoine
à Monsieur le Ministre de la Justice Paris
Le 15 juin 1908 la Cour Criminelle de Noumea m’a condamné à 20 ans de travaux forcés pour viol sur la petite Marie Debelle agée de 5 ans. fille naturelle de Hortense Varin femme relevée de la relégation, reconnue par Debelle, réhabilité.
Sur la déposition de cet enfant de 5 ans a qui au préalable l’on a fait la leçon de choses l’on a basé l’accusation et l’on m’a condamné innocemment.
Car il est inadmissible qu’une enfant de 5 ans soit au courant des appelations des parties sexuelles et qu’elle connaisse par le détail l’usage des différents organes que possède l’homme et la femme.
A l’instruction cette petite fille dépose : »Papa Antoine m’a pris sur lui et m’a mis sa quequette dans sa petite matrice. »
A l’audience cette enfant, à qui dis-je l’on a fait la leçon ne peut répétter ce que l’on lui a appris à réciter et pleure dans la cour criminelle et ne veut rien dire. Le mot matrice se trouve dans la bouche et de la mère et de l’enfant.
L’on a prétendu que le mal que j’avais à ce moment : blennoragie avait été dans le contact transmis à la petite Marie. Or il est inadmissible que pour transmettre ce mal l’opération aurait du avoir lieu, à aucun moment il n’a eu lieu.
Tenant un débit, j’ai vu l’enfant venir chez moi un dimanche prendre 1 litre de vin et s’en aller et c’est 48 heures après que la maladie en question se déclare, alors que chez les adultes elle n’apparait que 8 jours après au minimum!
L’enfant est reconnu malade à la visite médicale mais depuis quelle date?
Debelle le père de la victime avait eu une discussion avec moi bien antérieurement au fait: aussi sa vengeance s’annonce dans ce fait.
Papa va me battre déclare la petite Marie à l’instruction. Quel papa si ce n’est Debelle ?
La crainte de l’enfant devant la Cour ou elle ne veut parler dénote clairement une leçon apprise, et devant la Justice l’enfant a peur et ne veut rien dire.
Un fait nouveau qui a un certain rapport à ma condamnation.
Le nommé Ardène vient d’être condamné à 5 ans de travaux forcés pour un fait sodomique sur le frère de la petite Marie et dans les mêmes conditions quand au mal. Cette coïncidence est frappante, les mêmes parents, toujours la même famille, les mêmes constatations, mêmes faits analogues qui dénotent que la Justice a été mystifiée dans mon affaire, si elle ne l’est pas encore dans l’affaire Ardène.
Tudesque a le malheur d’être pauvre, d’être illétré sans protecteur et néanmoins il affirme être innocent. Aussi vient il confesser Monsieur le Ministre de faire procéder à un supplément d’enquête et d’informations au sujet de ma condamnation. L’analyse des charges que je relève ainsi que la comparaison des deux affaires prouvent d’une manière frappante mon innocence.
C’est avec humilité et respect que l’infortuné attend votre justice.
Il est vrai qu’à la lecture de cette lettre, j’ai quelques doutes. Deux enfants des mêmes parents, victimes à quelques mois d’intervalle de viol par des proches de leur père qui avait eu des mots avec eux. Un acharnement du sort, ou une histoire encore plus sordide que celles que les procès ont jugées ?
Je vais devoir rester sur ce doute, puisque peu de temps après cette lettre, le 13 août 1909, Antoine Tudesque décède à l’Ile Nou. L’action qu’il a menée en vue de la révision de son procès s’éteint automatiquement. Un courrier est envoyé au maire de Constantine pour que Baptistin Tudesque, le frère d’Antoine, soit informé de la mort de son ainé. Pour tout le monde, cette histoire est désormais terminée.
Je ne saurai jamais si Antoine, le cousin germain de mon arrière grand père, avait vraiment violé une petite fille. Mais cet homme, donc la vie a été brisée dès l’enfance, m’a touchée. Il méritait que j’en apprenne plus sur lui, même si le peu d’archives disponibles au niveau de sa vie en Algérie me laisse sur ma faim.
J’ai fait une demande pour obtenir les dossiers de bagne du père Debelle et de la mère Varin. A défaut de connaitre la vérité, je remonterai leur arbre pour qu’ils ne soient pas totalement oubliés.
Sources et liens
- Merci à Pierre-Louis, alias @mascarenhas974, qui m’a fait parvenir les informations de base pour cette recherche, à savoir les matricules au bagne d’Antoine Tudesque. Merci aussi aux Archives Nationales d’Outre-mer pour m’avoir aimablement envoyé par mail certaines des informations le concernant
- ANOM – Dossiers personnels d’Antoine Tudesque – H2552* et H753/tudesqueau
- L’émigration italienne de 1830 à 1914
- Guillotine.fr – Les bagnes de Nouvelle-Calédonie
- Saint-Martin-de-Ré sur la route du bagne
- Anom – Etat civil d’Algérie – Acte de naissance d’Antoine Tudesque – Bône 1866 Acte 214
- Forum Pages 14-18 – Magellan – Transport de forçat, puis ponton
- Histoires d’aïeux – N comme Ile Nou
- La justice pour jeunes « enfants-adolescents » dans la seconde moitié du XIXè siècle
- Une brève histoire de la justice pour mineurs
- L’enfermement des mineurs de justice au XIXe siècle
- Nouvelle Calédonie – Le bagne oublié
- La Fabrique de l’Histoire en podcast – Mon ile est une prison
- Geneanet – Arbre généalogique de Marie Debelle